lundi 16 juillet 2007

Le bandeau


Les jours de l'An de mon enfance, toute notre famille se rendait à Hébertville pour rencontrer la parenté de ma mère. Il nous fallait trois carrioles. Nous avions dix milles à parcourir pour nous rendre chez les Lapointe. Bien emmitouflés dans de grands châles et tassés dans la voiture sous une peau d'ours, nous nous laissions glisser allègrement au son des clochettes. La caravane finissait par arriver malgré froidure et parfois tempête.

C'était un événement festif: rencontre de nos cousins et cousines, abondance de bons mets, et surtout la spectaculaire distribution des étrennes du seigneur de la rencontre, notre oncle Monseigneur Eugène Lapointe. Ce cher oncle nous étonnait par le bon goût de ses somptueux cadeaux qu'il attribuait honnêtement à une cousine de Chicoutimi à qui il donnait chaque année le mandat de trouver ce qui ferait plaisir à chaque neveu et nièce. Je me souviens de ma toupie chantante aux sons et couleurs splendides, de ma poupée qui pleure quand on la penche et du bracelet avec pierres incrustées...

Une année, ma soeur Germaine reçut un bandeau en argent à trois branchons. C'était à ses yeux un bijou à nul pareil qu'elle déposa fièrement sur sa tête. Je ne serais pas surprise qu'elle l'ait même gardé pour dormir cette nuit-là.


Le lendemain matin, nous devions rentrer. Ô surprise, un verglas avait durant la nuit recouvert la neige d'une épaisse couche de glace. Prudemment, à la queue leu leu, le cortège de voitures prit la route du retour.

À mi-chemin, malgré toutes les précautions, la carriole conduite par papa se met à dévaler dans le ravin. Tom, le cheval, est emporté par la voiture et tombe sur le flan. Mon père saisit Tom en croupe, nous intimant de sortir au plus vite. Quelques secondes plus tard, pour se sortir de sa mauvaise posture, le cheval lance ses sabots à l'endroit même que ma mère venait de quitter!

Nous étions en face de la maison d'une famille connue. Celle-ci nous accueillit pendant que papa et mon frère Charles-Eugène réparaient l'attelage. Tout à coup, Germaine constate avoir perdu son bandeau. Ce doit être en tombant... confie-t-elle à la grande fille de la maison qui lui promet d'aller faire des recherches sur les lieux le plus tôt possible.

Quatre mois plus tard, à la messe du dimanche, Germaine reconnaît son bandeau sur la tête de cette fille. L'Ite, missa est est à peine prononcé qu'elle court réclamer son bandeau. Étiennette, c'était son nom, jure froidement que ce bandeau lui appartient et refuse net de le lui remettre. Ma soeur a toujours été convaincue qu'il s'agissait de son bandeau et n'a jamais oublié cet accident. Moi de même.

Quarante ans plus tard, dans un tableau intitulé Les grandes des années quarante où je représentais mes quatre soeurs aînées: Marguerite, Cécile, Claire et Germaine, je me suis fait un grand plaisir de peindre sur la tête de cette dernière le fabuleux bandeau.

Grâce à la magie de l'art, justice aura été rendue.


Aucun commentaire: